Un homme qui dort - suite.

Publié le par Le Déserteur

 

 

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Son texte achevé, il allume la radio et une autre cigarette. Il entend la voix dure et douce d'Annie Ernaux sur France Culture. Elle parle de ciel et de petite fille. Sûrement un rapport avec les femmes transfuges de classe, c'est Annie Ernaux. Écouter Annie Ernaux, c'est comme écouter une connasse lambda Parler de sa psychanalyse. Il se dit que finalement la vie n'est pas si complexe.

 

Vers 11H il s'ennuie. Il marche d'une pièce à l'autre pour se détourner de sa vacuité, séjour, chambre, salle de bain, chambre, cuisine, séjour. Il essuie une assiette, plie un pantalon, range un livre dans sa bibliothèque en consultant la quatrième de couverture. Il revient fatalement à son poste de travail, s'encastrer dans son cockpit.

 

Il ne sort plus depuis longtemps. Le dehors lui est hostile et lui coûte de sales blessures. Hors de chez lui il lui est impossible de se maintenir sobre plus d'une heure. C'est un handicap. Mais c'est encore ainsi que les choses s'ordonnent.

 

Pour être trop souvent sorti il a connu de nombreux hôpitaux, dans sa vie. Les urgences en particulier constituent autant d'étapes rituelles qu'il s'acharne à considérer comme symboliques, chaque plaie témoignant d'une leçon de vie, inscrite dans la chair. Quand il était enfant il aimait souffrir, se plaît-il à croire.

 

Psychologiquement l’hôpital lui a toujours procuré une grand apaisement. Son premier récit portait d'ailleurs sur l'histoire d'un petit enfant né sous X dont la vie se résumait à une suite d'hospitalisations. Ses sorties le ramenaient inexorablement vers l'institution, lui procurant sécurité et réconfort.

 

Tout comme dans son histoire il a rencontré dans des hôpitaux les individus les plus singuliers et les plus marquants de sa vie. Ceci est peut-être vrai, ceci est peut-être faux. Des infirmiers hostiles, des aides-soignantes épuisées, des clochards claudicants et prophètes, des cyclistes hémi-éraflés ressuscités d'un fossé.

 

Au contact de la plaie, il se sent vivre.

 

Dans la salle d'attente, il aime à tâter l'angoisse et l'indignation contenues des patients dans la douleur. Élargissant sa palette personnelle de malheurs, il relativise calmement à côté d'une énorme noire suffocante habillée d'un obscène boubou africain, qui sent la sueur. Le malheur des uns s'apaise au contact de celui des autres. Cette maxime n'est pas très élégante mais elle l'accompagne dans de tels moments. Il tente de reformuler.

 

Puisqu'il ne sort plus il ne rencontre que peu de personnes. Qui elles aussi véhiculent leurs propres plaies, leurs cicatrices, leur raison d'être. Si chaque homme qu'il a rencontré lui a procuré une joie immense et suscité sa curiosité envers ses contemporains qu'il range en types sociaux par principe d'économie, chaque homme lui a aussi infligé ses plus douloureuses peines, ses chagrins les plus inconsolables, ses terreurs les plus profondes. Il sait que l'humain constitue une menace pour lui-même et ne voit par conséquent en aucun cas comment il pourrait constituer un sauveur pour son prochain. Il est enfant du XXème siècle.

 

C'est en tant que tel qu'il se sait absolument libre, indépendant, délié de toute attache, référence, patron, modèle. La tradition n'a pas de sens pour lui, tout autant que l'histoire ; elles ne devraient en avoir pour personne. Sur ce point il demeure fondamentalement, et sans l'avoir de tout évidence, choisi, moderne.

 

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Il aime passionnément l'histoire, quoique passionnément soit un terme bien emphatique pour décrire son sentiment vis-à-vis du chaos des évènements. Vis-à-vis de toute chose en général. Il la considère davantage comme une succession d'affirmations élégantes qui s'épuisent comme des fleurs au bout d'un segment de vie. Tout au plus.

 

Il recherche dans l'histoire les grandes continuités, tout en restant convaincu de leur aspect artificiel et construit. Il y cherche un prolongement discursif, un rapport, une affinité, un écho lointain de lui-même. Ayant plus ou moins saisi le sens du « linguistic turn » dans la bouche d'un de ses professeurs d'histoire de science-po, il sait pertinemment que tout cela n'est qu'une fiction rassurante dans laquelle il s'enrobe. Il sait aussi que cette fiction l'éloigne définitivement de l'autre. Enfin il ne sait plus très bien mais il aime l'histoire. La semaine dernière il a ressenti une semi-érection à la lecture d'Emilio Gentile. C'est une compensation.

 

Les humanités, futilité sacrées, lui ont servi pendant longtemps. Elles ont contribué à l'édification de sa personnalité molle et intellectuelle. Et elles ont fait de lui ce que Nordeau appelait au XIXème un dégénéré. Il cumule les névroses, héberge des embryons de passions vives et fugaces, à peine formées; il est mélancolique, déprimé, sombre, vit dans la crainte de l'inconnu, se croit menacé de dangers vagues. Pire que tout, il se sent artiste. Un parfait dégénéré.

 

Il sait pourtant encore que la dégénérescence n'est elle aussi qu'une construction. Donc il se saoule aussi souvent.

 

En somme, et après avoir terminé sa troisième bière, il s'aperçoit qu'il connait pas mal de choses sur lui. Peut-être est-il socratique plus qu'il ne le pense. Peut-être et même probablement oui ces définitions n'ont-elles aucun sens.

 

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Il occupe néanmoins un emploi. C'est une contrariété. Premièrement cet emploi l'oblige partiellement mais relativement moins que ses contemporains – il bénéficie ici d'un privilège dont il est conscient – à sortir hors de chez lui. Deuxièmement, cet emploi l'expose à un public. Où l'on perçoit aisément les dangers de l'enseignement sur les personnes à risque.

 

En effet il enseigne depuis 5 ans. En 5 ans il a pu apprendre beaucoup de choses et accumulé une quantité de savoir non négligeable sur l'humain, tout du moins sur sa construction intellectuelle.

 

Plusieurs fois par semaine il dirige donc une classe de 30 individus pré-pubères dont il s'agit d'activer la pensée. Bien peu d'éléments conjoncturels jouent en sa faveur. Néanmoins il rencontre un certain succès dans cette entreprise. Et sans boire. Ce qui constitue finalement une excellente nouvelle. Ses étudiants approuvent en général globalement ses méthodes pédagogiques et ses envolées lyriques au milieu desquelles il s'interrompt brusquement en oubliant le sujet, le motif, le sens de son argumentation. 77% des étudiants se déclarent favorables ou très favorables à de telles envolées. Il se soumet en effet à une évaluation de ses performances, dans un souci purement paranoïaque, il l'accepte. Les remarques de ses étudiants reçoivent à peu près la même valeur que les plussoiements de ses contacts facebook.

 

Il parvient parfois cependant habilement à avoir des contacts sexuels avec ses étudiants. Il ne profite pas de sa situation ascendante mais tombe inexorablement là encore sur ses anciens étudiants lors de ses pérégrinations nocturnes des sites de rencontres locaux. Au début, cette situation le gênait. Puis de moins en moins au fur et à mesure des coïts dans des anus vierges ou peu expérimentés. Puis plus du tout au contact de la chair fraîche qui lui tombait si facilement entre les jambes. Il bénéficiait au final d'une rente de situation qui compensait amplement la maigreur de ses émoluments. C'est en ce sens qu'il défendait ardemment le service public.

 

Ses engagements politiques s'étaient résumés dans sa vie à la création d'une antenne locale d'ATTAC sur Villeneuve-d'Ascq, puis plus tard à des discours métaphysiques et vaguement antiparlementaires inspirés de la pataphysique. Il avait lu Jarry. Il baisait, d'une certaine manière, de façon pataphysicienne.

 

Sur le plan politique, il se souvient particulièrement de son interpellation publique contre cet abruti de Jean-François Copé à l'Institut d'Études Politiques de Lille, qui lui valut sa première et unique heure de gloire politique. Il se souvient d'un Jean-François Copé défait et cela le rassure dans son amour propre. Jean-François Copé lui apparaît comme un misérable. Il sait qu'il a raison et que l'histoire lui donnera confirmation.

Publié dans Des jours en désordre

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