Carmen, la putrain libertaire

Publié le par Le Déserteur

 

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Attention concept.

Peut-on démocratiser la culture ?
Peut-on faire sortir l’opéra dans la rue ?
L’homme ordinaire est-il capable d’entendre Bizet ?
A ces questions que se posait l’insupportable hamster joufflu Nicolas Demorand sur France Inter  le 14 mai, on peut répondre :
On peut, mais c’est pas évident. La question serait plutôt doit-on.
Oui, avec des amplis 2000 watts et un écran géant devant l’opéra.
Oui, parce que l'homme ordinaire n’a pas le choix quand il habite à côté des amplis 2000 watts. 

Vendredi 14 mai, France Inter installe donc ses petits micros et sa petite équipe dans l’opéra de Lille à l’occasion de l’Evènement Carmen, direction Jean-Claude Casadessus, mise en scène par Jean-François Sivadier. « Carmen qui sera diffusé ce soir également en direct sur France Inter et simultanément sur écran géant à Lille, Arras, Dunkerque, à Valenciennes. Bref, nous dit Demorand, n’en déplaise aux âmes tristes et aux adorateurs de feu le philosophe Philippe Muray, ce sera une vraie grande fête culturelle et populaire, je le redis, culturelle et populaire ; deux mots dont le rapprochement est magnifique, n’en déplaise là encore à ces mêmes âmes tristes qui préfèrent déguster les œuvres entre aristos comme au bon vieux temps, drôles de gens que ces gens-là ».
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Nicolas Demorand souffre de paranoïa, c’est la première info qu’on retiendra de l’évènement. Ou alors il s’est disputé violemment hier soir avec un réac lillois près d’une baraque à frites.
Nicolas Demorand est pop, « au sens le plus pop qui soit ».
Nicolas Demorand commence à lire le Ring, c’est pas une info négligeable.

« Drôles de gens que ces gens-là ». Oui. Et qui pourtant viennent applaudir par centaines une Carmen incarnant « la passion absolue », le « fantasme pur », le « souffle brûlant d’Eros » donnant une « charge érotique » au « public venu en masse », dixit le pléonastique confrère demorandien nordique, Jean-Marie Duhamel (encore un) qui a dû, lors de la première représentation, mouiller sa culotte.


Toréador, ton cul n’est pas en or


La petite note d’intention, c’est ce que je préfère à l’opéra ; je la lis quand je m’ennuie, ou quand je trouve ça laid. Je l’ai donc lue deux fois : Carmen comme « acceptation fondamentale de l’existence, invitation permanente au dépassement de soi, source intarissable d’inspiration ». OK, soit. Mais c’est aussi, et beaucoup plus ostensiblement dans cette mise en oscène, une Carmen comme incarnation de la passion et de la liberté, bien bohémienne, bien vulgosse. Carmen comme un gros cœur qui bat et qui dit merde. Pour l’occasion, une enfant stupide n’aurait-elle pas l’affaire ? Si, probablement. Mais Carmen, là, c’est quelqu’un : la sulfureuse Stéphanie d’Oustrac, avec son petit nom à presque particule – drôles de gens que ces gens-là.

Pour l’occasion, Sivadier a décidé de se la jouer carnaval, Dunkerque n’est pas loin. On maquille la d’Oustrac comme un  camion, attention, convoi exceptionnel. On décape l’œuvre de Bizet – mais respect quand même : « foin des espagnolades », « le minimum syndical », on « dépouille », attention travaux. Et on colore on colore on colore on met des petits enfants partout. Le tableau d’ensemble évoque une comédie musicale, Roméo et Juliette, le temps des cathédrales, etc., des gens qui pleurent à la fin.


Krmen

Prélude.
C’est assez drôle. Au début. La place de Séville a l’air vivante, on imagine l’Espagne – mais pas trop quand même – les enfants traversent la scène, tout ça, on se dit, c’est la vie. Tout le monde cherche Carmen, tout le monde cherche l’Amour, tout le monde est tout le monde, tout le monde aime l’amour, si, c’est l’Amour.
Chanson.

Carmen fait son apparition, effectivement sulfureuse, maligne, coquine, vicelarde, joueuse ; cabotine, surjoueuse, mauvaise actrice, si. Tout le monde attend le moment où Carmen expose sa conception un poil pessimiste – drôles de gens que ces gens-là – de l’Amour. Amour : enfant de gitan désocialisé un peu compliqué à comprendre, pénible et sourd, un peu con, qui ne répond jamais, court vite et ne prévient pas. Vibrant éloge de la frivolité, de la légèreté, de l’emprise de la passion sur la raison, ce chant est adressé à un des gamins de la scène qui, envoûté par Carmen, déroule des mouvements implorants vers elle, s’approche irrésistiblement, s’agenouille devant elle qui croque dans une pomme plus rouge que ça tu meurs en lançant des clins d’œil chargés de lourds sous-entendus. Côté symbole, j’imagine qu’on touche effectivement là à quelque chose comme un sujet populaire.
Tout au moins dans le Nord Pas-de-Calais.

On poursuit avec le deuxième acte, véritablement pénible, dans une foire de costumes clownesques et de chants cool avec en guests : les contrebandiers aux regard de pirates, Mercédès la teupu, Frasquita la cops, et le toréro Escamillo qui a assuré grave aux courses de Grenade, VIP de la soirée. « Vivat le torero Vivat Escamillo ! ». Mais Carmen repousse les avances d’un mec hype qui murmure aux oreilles des taureaux. « Hé Carmen, pourquoi que tu viens pas dans ma turne ? ». Ben mon con, « je suis amoureuse ». « Voyons, Carmen sois sérieuse », répond le Dancaïre.
Manquerait plus que ça.

Don José se pointe. « Ola Krmen, c combi1 ? ». « T’as une minute, Didji ? Je danse ». Carmen sort alors ses castagnettes et 1) claque sa danse réservée aux soldats pour rendre jaloux Don José - « Je vais danser en votre honneur, Et vous verrez, seigneur, Comment je fais claquer ces morceaux de faïence! » 2) N’entend pas le clairon qui sonne et rappelle Don José à son devoir 3) Apparaît dans toute sa connerie lorsqu’elle entend effectivement le clairon et trouve ça cool de se faire accompagner par une musique providentielle – « Et vive la musique qui nous tombe du ciel ». Carmen est un peu bête, oui, elle est passion, elle est spontanéité, elle est vie, elle est liberté. A ce moment-là, d’Oustrac touche quelque chose, oui.

 - ‘Tain tu piges keu dale Krmen. La zik c la zik de la retraite, fo ke je me bar, tcho, dit Don José.
- Ah! J’étais vraiment trop bête!, [répond Carmen, et on approuve]
Ah! J’étais vraiment trop bête! [grave]
Je me mettais en quatre et je faisais des frais,
Oui, je faisais des frais
Pour amuser monsieur! Je chantais! je dansais!
Je crois, Dieu me pardonne,
Qu’un peu plus, je l'aimais!
Ta ra ta ta... c'est le clairon qui sonne!
Ta ra ta ta... Il part... il est parti!
Va-t'en donc, canari!
[…]
Et voilà son amour! »
Et là, grande classe, Carmen se fend d’un bras d’honneur face public. Les spectateurs sourient. Applaudissements.

Tout cela donne un peu envie de s’enfuir et de jeter son bonnet par-dessus le moulin – drôles de gens que ces gens-là. Après tout : « Pour pays l'univers et pour loi ta volonté ! Et surtout, la chose enivrante : la liberté, la liberté! Le ciel ouvert, pour pays tout l'univers ». Sois sage ô ma Carmen, et tiens-toi plus tranquille. C’est ce que j’ai un peu envie de dire à Krmen, moi, qu’on a transformée en symbole cool de vie, en staraque de la haute. En icône pop. Carmen, c’est un gros cœur qui bat et qui dit merde. Voilà, je vis quoi, et je m’en tape de tes conseils, je suis libre-euh, comme le peuple-euh, comme vous-euh…


Entracte

Toute la bonne société bien-disante est là, altière, murmurée, élégante et droite dans son costume trois pièces - les dandys homos imitation Jean Paul Gaultier, les fausses femmes à visage orange, les petits connards de 15 ans encravatés. Elle discute avec elle-même, La Société, de passion, liberté, amour, fougue, brrr, autour d’une gaufre de chez Meert ou d’une coupe de champagne, c’est quand même Bizet, quoi, merde. Je regarde par la fenêtre : une masse culturelle et populaire se pèle les miches dehors en sirotant de la 8, 6° devant les amplis 2000 watts – « ben y a pus de son »… c’est donc à ça que ça ressemble, la démocratisation culturelle. Vu d’en haut.

Oh ! sur le buffet : de la brioche !


Troisième acte

J’avance à reculons dans la loge et j’aperçois dans la sienne, présidentielle sous les lustres éclatants, Martine Aubry, sourire cardinal de l’opéra, qui bouffe ses petits morceaux de Care des merveille entourée de conseillers en inévitables costumes de l’officiel invité – veste-noire, chemise-blanche, cravate-bleue-ciel. Ils ont l’air satisfaits.

Troisième acte, le Fight Escamillo VS Don José. Je me suis demandé s’ils allaient sortir les gants de boxe thaï - mais non. Carmen débarque.
- Molo les gars !
- Carmen j’en ai plein le dos de souffrir, lâche le Don José bedonnant.
Se pointe Micaëla :
- Don José, laisse béton Krmen, ta mère est en train de crever.
- Bordel !

Acte IV


Bientôt la fin, enfin. Entrée de la quadrille des toreros, des chulos et des banderilleros, des picadors et d’autres trucs colorés vaguement hispanisants. Frasquita la cops et Mercédès la teupu conseillent Carmen :
- Vas-y reste pas là Krmen, Don José y t’en veut trop, t’as vu.
- T’inquiète poulette, chuis pas femme à trembler devant lui […] Jamais Krmen ne cédera (never). Libre elle est née, libre elle mourra (t’as vu ?).
- Comment t’assures !

Et puis Carmen se fait buter par Didji.

On applaudit, Martine est contente et sourit encore (a-t-elle bougé pendant le spectacle, est-ce un clone de soirée ?). Les drôles de gens que ces gens-là sont même conquis.
Oui, l’opéra peut s’ouvrir au peuple, qui est capable d’assister à une projection vidéo plein air debout pendant trois heures devant l’opéra sous 5 degrés.  Oui, la politique culturelle démocratique est possible si l’on maquille les cantatrices pas chauves comme des camions volés. Oui, l’aménagement culturel est envisageable sous cet angle pop et putassier.
Carmen est morte ! Vive Carmen !

Drôles de gens que ces gens-là.


Pierre Poucet

Carmen, de Bizet. Mise en scène Jean-François Sivadier – Musique de Jean-Claude Casadessus. Opéra de Lille, jusqu’au 30 mai. Tournée ensuite, quelque part en France. A pas louper !

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