Total Recall, version Nord Pas-de-Calais

Publié le par Le Déserteur

  Ca devait être mardi. Ou mercredi. Nécessité d’un déplacement vectoriel à vocation administrative. Avec recommandé.
  Soit U un vecteur où le couple (A, B) de points représente U. Soit A, mon salon ; soit B, la Poste ; soit M, moi, le point fictif et éreinté matinalement qui se ballade sur U. Quelle est le résultat de M en B ?

Le trajet de M.

  Fatigue et poumons brûlés. Lourdeur. L’odeur des pots d’échappement encore en suspens dans l’atmosphère. Les regards assassins des hommes-volants derrière leur pare-brise. Pare-choc frontal. Va falloir avancer yeux fermés. C’est pas loin.
   Activation du mode automatique.
   Je sais que j’arrive à B parce que je l’entends déjà. Le clodo de la Poste. Quel que soit le temps, l’heure ou le jour, le clodo de la Poste. Tous les jours. Il est sur ma route. Des fois, je fais un détour exprès pour l’éviter. C’est toute la pitié du monde dans un regard. Contre le mur, au milieu de mégots et de papiers qui sentent le graillon : « Manger… Monsieur… Manger… Bonjour… Argent… Manger… Monsieur ? Manger ? ». Il essaie tout. Même un « bonsoir » en pleine matinée. Il est toujours avec son petit clébard qui se réchauffe sur ses genoux pliés. Je crois qu’il est plié. Définitivement. Le distributeur automatique de billets vomit les allocs et le RéMI à longueur de journée. Aucune chance mon pote, aucune chance… connement je lui réponds « bonsoir ».
   Porte électronique. Ouverture. Infradéplacement. Prise de numéro. Insertion dans le processus distributif. Immobilisation.
   Impact.
   Une vieille à la mâchoire défoncée s’assoit à côté de moi. Très agitée. Elle se ballade de droite à gauche avec la feuille d’imposition de Jean-Pierre dans les mains. Qu’est-ce qu’elle peut bien foutre à la Poste avec la feuille d’imposition de Jean-Pierre ? Elle l’exhibe à Marcel, qui n’y comprend rien. Elle parle de plus en plus fort, sans doute pour démontrer qu’il lui faut de l’aide. Et pour suggérer que décidément, ces papiers « c’est vraiment de la merde ». Jean-Pierre est pas venu, en plus. L’est à l’hosto pour son cœur. Y va p’t’et crever qui nous faut des sous. J’ai un léger doute, mais je crois que la vioque compte déjà se maquer avec Marcel, qui ouvre une canette de 8,6.
   9 H 47.
   Numéro 65.
   Y a des humains partout. Des trognes, des doigts et des pieds. Des foulards. Des bas dégueulasses. Troués, sur des grolles couvertes de terre. Les hauts talons de bottes en faux cuir qui t’envoient des reflets vulgaires. Ça gueule et ça hurle dans les landaus. Des tétines pleuvent sur le sol. On les redonne à bouffer en criant sur le mioche. En le menaçant d’une bonne baffe, bras levé au dessus de l’épaule. « Têu vâ t’tère ouais ?! Têu vâ voère eut’gueule ! ». Les Arabes se regardent posément. Ça soulève au loin la problématique du choc des civilisations. 
   Numéro 66. Une autre femme prend place à mes côtés. Elle pue le vin. 9 H 52. Elle s’écroule quelques secondes plus tard. 9 H 53. numéro 67.
   Sur l’énorme écran plat accroché en haut à gauche de la salle d’attente, de patience, de persévérance, d’abnégation, différentes injonctions comportementales. Sony brille en lettres d’argent. In-signe. Comment empaqueter correctement un colis ? Comment formuler sa demande ? Quel interlocuteur choisir ? Comment faire son choix ? La speakerine parle calmement, avec la sagesse mécanique d’une opératrice téléphonique androïde. Quelle sont les démarches à suivre ? Un rot sur ma droite. Un homme qui chute à gauche. Comment s’abonner au réseau-client ? Totall Recall, version Nord Pas-de-Calais.
   Numéro 68.
   Moi entame une stratégique retraite de vecteur W pour échapper aux effluves. Mélange subtil d’éthanol, de poussière, de friture et de vieux. Je vais me loger près d’un type anormalement gonflé, énorme, qui squatte les bancs sous les arcs métalliques vers le stand « Transfert d’argent ». J’ai l’air de le terroriser. C’est à peu près réciproque. Je remarque : un trou béant dans sa gorge, chair à vif, sans pansement. De derrière le guichet : « Numéro 69 ! ». « Année érotique ! », que je lance. Je suscite des réserves.

   Les numéros fusent ; les humains sagement se lèvent. En face une caméra-vidéo panoptique, un petit globe oculaire rouge. « Bonjour Karl ». Nos mouvements flasques sont numérisés, dedans dehors, enregistrés, installés, synthétisés. Comme des éléments de décor d’un théâtre cellulaire et bioptique, dedans dehors. Coextension du réseau machinique. Numéro 70. Dedans dehors.
   Numéro 71. Destination terminale, 10 H 24. Contact physique établi avec le guichetier. Prise de rôle. Numéro. Echange d’information sur mode binaire, langage simplifié. Je le regarde droit dans les yeux, pendant trois secondes. J’ai comme un orgasme visuel. « Je sais », qu’y me dit. « Je sais… ».
   Je sais aussi.

   Ca sent la fin.

Publié dans Des jours en désordre

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A
<br /> petit rire nerveux à la lecture, comme si ça ne nous concernait pas. Il faut bien survivre après tout.<br /> <br /> <br />
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V
onne continuation a ce blog et bonne journéea vous
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L
On l'a baptisée avec l'eau de ses bateaux. Elle aussi elle fout le camp, elle quitte la terre de temps en temps pour ramer un peu plus loin. Je sais pas si c'est une métaphore, mais je sais qu'elle aime ça, l'eau. Ça doit couler tout seul une fois sur la yolette, tu peux y aller. Avec ses deux petits bras qui dépassent de l'aviron, elle doit ressembler à un papillon. Ouais, c'est ça, c'est fée clochette. <br /> Elle va ramer, elle va ramer. Pis un beau jour elle va nous quitter parce qu'elle aura appris à nager, qu'elle aura vu plus loin, et qu'elle aura rejoint sa petite terre promise. <br /> En attendant, va falloir écrire. Envoyer quelques bouteilles à la mer. Parce qu'avant de jeter l'ancre, justement, faut en faire couler un petit peu.
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C
Naissance !
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