4 minutes 30
15H34.
Voilà, nous y sommes. Lundi. Le monde reprend sa majuscule et le tout bascule dans le domaine de l'inévitable. Lundi. On a fait des révolutions pour moins que ça.
Il est temps de reprendre ma place dans le processus productif. Caler mon rythme vital sur celui de l'artefact social qui m'est propre – et relatif –, ingérer une quantité non négligeable de données aléatoires présentées sous l'apparence de l'objectivité, d'en produire une synthèse; de vendre le tout, au final; parce qu'après tout, nous sommes dans une société capitaliste.
Mon comportement normal devrait alors consister en l'adoption d'une posture de soumission ou d'abnégation. Et quand on voit la gueule de ma coloc le matin en se levant pour aller au boulot, on voit très bien ce que signifie le mot abnégation; le comportement normal n'étant en réalité qu'une abolition pure et simple de toute subjectivité.
L'idéal, ce serait au préalable d'avoir tracé un planning avec ma coloc, ou un diagramme de Gant si elle avait été en forme, visant à déterminer à l'avance l'ensemble de mes faits et gestes pour les décennies à venir; le tout, dans une perspective professionnelle, bien entendu (ce qui sous-entend tout de même: l'ensemble de ta vie tout court, connard). Un truc de robot; la fatale consultation du rétroplanning faisant apparaître tout au plus ce qu'on appelle une vie de merde.
Et la vie, on le sait, est mal faite. Et le moi a ses lois que la logique ignore. Le mien encore plus et je ne sais pas pourquoi mais il m'est absolument impossible de tenir dans la même position plus de 4 minutes 30. Quatre minutes trente. Je compose avec depuis 30 ans maintenant c'est assez fatiguant, faut faire le calculL, 4 minutes trente fois toute une vie. Un facteur de stress, également; "assez impressionnant" comme dirait mon pote Bertrand.
Sur un plan purement comptable, c'est assez réjouissant, comme tare, de pas tenir en place pendant plus de 4 minutes trente. On accomplit en une heure un millier de choses - ridicules - qui partent dans tous les sens, on sème à tous vents de petits graines de pensée qui se dispersent aussitôt ou forment des minikystes intellectuels colorés et abscons, qui ne veulent rien dire, on ventile tout autour de soi des courants d'airs théoriques, kitches, soufflant de toutes les mélodies bizarres, on jette le tout en l'air en confettis, on s'émerveille de l'éphémère explosion retombant en poème sur le parquet.
Mais à la fin de la journée on a rien branlé du tout.
Souvent le jugement d'autrui porte un coup fatal à votre béate autosatisfaction.
« Qu'est-ce que t'as fait aujourd'hui?
- Plein de choses! J'ai lu deux pages de Pierre André Taguieff, 5 de Sartre, après j'ai écrit un mail à deux ou trois personnes, j'ai lu deux articles du journal, commencé de discuter avec Bertrand – mais on a été coupés, plus de batterie certainement –, j'ai commencé à rédiger mon article, puis j'ai abandonné, j'ai relu Houellebecq un peu, puis après lu section de mon mémoire, puis après j'ai...`
- Mais... t'as rien branlé en fait!
Voilà. C'est encore dans le jugement d'autrui qu'on prend pleinement conscience de soi. C'est bien ce qui rend la présence d'autrui insupportable.
La tendance de ce psychisme quatre-minute-trentien présente globalement les mêmes dispositions que le psychisme du poète; et c'est pour cette raison qu'on qualifie cette tendance de tare sociale. La poésie n'a aucune valeur; et le poète encore moins: il boit, pue, souffre de graves pathologies sociales, fréquente des mecs louches et des endroits glauques; il écrit n'importe quoi en tentant d'élargir le champ de ses perceptions et en général il se fout de votre gueule. Je le sais. Par la force des choses – on s'attire –, j'en ai, des potes poètes, c'est pas franchement un cadeau pour tout le monde. Donc je sais de quoi je parle.
Oh! Un oiseau!
...
Putain, 4 minutes 30...